Je n’ai pu me résoudre à quitter la ville de Barranquilla sans auparavant avoir tenté de m’imprégner d’une atmosphère particulière : celle laissée par le Groupe de Barranquilla. Ce groupe d’intellectuels passionnés de culture se réunissait à divers endroits, autour de la figure de celui qu’ils appelaient avec respect don Ramón – Ramón Vinyes – et celle de l’écrivain José Félix Fuenmayor, afin de débattre de ce qu’il leur tenait le plus à cœur : l’art, la littérature, la politique, et les sports.
Revenons tout d’abord sur un point essentiel : réellement, de qui parlons-nous lorsque nous faisons référence au Groupe de Barranquilla ? Il s’agit là d’une question bien simple en apparence qui pourtant revêt une certaine ambiguïté. Nous allons voir pourquoi. En réalité, le Groupe de Barranquilla n’a jamais été un cercle fermé. Nous avons plutôt affaire à un groupe de jeunes amis qui aiment à se retrouver à leurs heures perdues, afin de discuter de leurs passions.
Source : Fresque de Alejandro Obregón, José David Villalobos
Dans les années 40, José Félix Fuenmayor a déjà publié plusieurs ouvrages, dont son plus célèbre roman, Cosme, paru en 1927. Bien plus tard, probablement trop, il a été reconnu comme l’un des principaux rénovateurs de la littérature colombienne de la première moitié du XXe siècle. Álvaro Cepeda a d’ailleurs prononcé cette célèbre phrase à son propos : « Nous venons tous de notre aîné Fuenmayor ». Il a également été le directeur du journal El liberal. Ramón Vinyes, quant à lui, est un écrivain et auteur de pièces de théâtre en catalan. À cette époque, il est propriétaire d’une librairie à Barranquilla et dirige la revue culturelle, Voces. Plus tard, il inspirera le personnage du savant catalan dans le roman de García Márquez, Cent ans de solitude. Ces deux hommes ont su être une source d’inspiration pour les jeunes gens qui, avides de savoir, les accompagnaient. L’un d’entre eux était le fils de José Félix, Alfonso, qui a choisi la voie du journalisme. À ses côtés, Álvaro Cepeda Samudio, auteur notamment de La casa grande, de même que le père de son ami, est l’un des écrivains colombiens consacrés du XXe siècle.
Source : Villa "La Perla" dans laquelle Cepeda Samudio vécu et écrivit de 1958 à 1969
Gabriel García Márquez est certainement le plus connu de tous par le public international ; popularité qui s’est accentuée après avoir remporté le prix Nobel en 1982. Il assurait devoir beaucoup au Groupe de Barranquilla, qu’il concevait comme un apprentissage à travers l’échange de lectures et d’écrits. Il affirmait que s’il n’avait pas connu ses camarades, il serait sans conteste devenu écrivain, car c’était là sa vocation, mais qu’il n’aurait pas remporté le Nobel. Germán Vargas Cantillo, qui deviendrait plus tard le directeur de Radio Nacional, est également écrivain et journaliste.
Source : Gabriel Garcia Marquez, albaciudad.org
Le peintre, sculpteur et aussi muraliste, Alejandro Obregón, rejette tout académisme et montre un fort attrait pour la symbolique de la nature. C’est le cas dans sa fresque, Los Andes en Nueva-York, au siège des Nations-Unies. Orlando Rivera, alias Figurita, est peut-être moins connu à l’étranger. L’esprit du carnaval coulait à flots dans ses veines et émanait de son corps par effluves burlesques, faisant de lui un fou-heureux. Son œuvre se caractérise par l’expressionisme de ces tableaux, comme vous le remarquerez dans La mujer de la arrebatamachos. Il s’agit du portrait d’une femme portant dans les cheveux une fleur d’hibiscus, appelée populairement ‘arrebatamachos’ – comprenez la charmeuse d’hommes – car les femmes avaient coutume de s’en parer les jours de fête.
Source : Oeuvres d'Orlando Rivera, La Cueva, Colombie, JdVillalobos
Au fil des ans, les réunions ont gagné en notoriété et les participants sont devenus de plus en plus nombreux. Ainsi, dans les années 60, des artistes de tout le pays venaient partager ces moments avec la bande d’amis. Parmi eux, il est possible de citer Enrique Grau, Fernando Botero, Nereo López, Luis Vicens, Noé León, Juan Antonio Roda, Cecilia Porras, Luciano Jaramillo, Rafael Escalona, Enrique Scopell, Ricardo González Ripio, Marta Traba, Próspero Morales Pradilla, Bernardo Restrepo Malla, Ángel Loochkartt, Luis Ernesto Arocha, Roberto Prieto, sans oublier l’homme d’affaires Julio Mario Santo Domingo. Bien sûr, la liste ne saurait être exhaustive.
Au début de leur rencontre, c’est-à-dire dans les années 40, rare était le jour où les amis ne se retrouvaient pas. Leur périple commençait bien souvent à la librairie Mundo, où ensemble, ils suggéraient des nouveautés pour le catalogue du propriétaire, Jorge Rondón. Celui-ci les laissait commander les ouvrages de leur choix. Le soir, la librairie fermait sur le coup de six heures. Une courte distance les séparait de la table réservée de Ramón Vinyes, au café Colombia, puisqu’il se trouvait dans le même bâtiment que la librairie. On raconte que l’autorité que dégageait don Ramón empêchait quiconque de s’assoir à sa table sans y avoir été invité au préalable. Vers 21h30, le café Colombia fermait à son tour. Les jeunes partaient alors au Café Jafa, toujours dans la même rue.
En 1954, le bar-restaurant La Cueva ouvre ses portes et devient le nouveau repère du groupe. Il accueillera de nombreux artistes jusqu’à sa fermeture en 1969, suite à une agression subie par son propriétaire d’alors, Eduardo Vilá. Heureusement, en 2004, il a été racheté afin de devenir le siège de la Fondation culturelle La Cueva, qui cherche notamment à aider les nouveaux talents. Elle a souhaité garder une partie de l’esprit qui habitait le lieu à l’époque du Groupe de Barranquilla et le restaurant a donc été conservé. Vous y trouverez aussi une galerie d’art.
Source : La Cueva, Barranquilla, Colombie, 2008, JdVillalobos
Petit à petit, les premiers membres se sont éloignés, allant là où le destin les menait. D’autres sont décédés, comme José Félix et Figurita, parti très tôt. Le groupe s’est ainsi étiolé. Les derniers représentants étaient Alfonso Fuenmayor et Germán Vargas, derniers bastions de cette compagnie d’intellectuels, féconde et passionnée, qui en tant que telle, s’est éteinte avec eux, au tout début des années 90.
Si, comme moi, vous souhaitez imaginer vos pas sur les chemins tracés par le Groupe de Barranquilla, il faut vous diriger vers la ‘calle 35’, anciennement ‘calle San Blas’. Le passage du temps et le changement de nomenclature de la ville n’ont pas aidé, mais je peux néanmoins vous dire que tout a commencé là, dans cette rue, plus exactement dans la partie comprise entre la ‘carrera 41’, auparavant ‘calle Progreso’, et la ‘carrera 43’, anciennement ‘20 de julio’. C’est là que se trouvaient la librairie Mundo, le café Colombia et le café Jafa. La Cueva est située un peu plus loin, sur la ‘carrera 43’, au coin de la ‘calle 59’. N’hésitez surtout pas y aller. Vous vous y ressourcerez au milieu de l’art qui y est exposé, dans l’ambiance caribéenne caractéristique de Barranquilla.
Entre émerveillement et déjà une pointe de nostalgie, je m’apprête à quitter la ville, car il est temps pour moi de continuer mon voyage, en direction d’un département du littoral pacifique cette fois : le Cauca.